Le président Abdoulaye Wade ne peut plus voir en peinture l’ambassadeur Jean-Christophe Rufin. Il a demandé à Sarkozy de le rappeler à Paris et de nommer à Dakar un diplomate plus supportable. Jean-Christophe Rufin avait pourtant tout pour plaire au patron du Sénégal.. Ancien président de l’ONG Action contre la faim, écrivain, Prix Goncourt puis élu à l’Académie française, ce nouveau venu au Quai d’Orsay bénéficiait en plus de l’onction sarkozyenne. Mais ce n’est peut-être plus le cas.
Rufin s’est-il montré trop bavard à Dakar ? Ou alors le président Wade et son fils Karim, souvent reçu avec sympathie à l’Elysée, en qualité de dauphin, ont-ils tous deux eu vent de ce que pense Rufin de leur façon de diriger le Sénégal ? Et du contenu de certains télégrammes que le diplomate français adresse à Sarkozy et à Kouchner? On ne saurait dire…
Toujours est-il que, depuis plusieurs mois, Rufin a alerté Paris sur la situation catastrophique du pays et sur les risques d’explosion sociale. Le 3 octobre dernier, par exemple, il a rédigé deux longs télégrammes « confidentiel défense » dont « Le Canard » a sélectionné quelques extraits.
« Le Sénégal connait une situation financière extrêmement critique », écrit Rufin, et Wade « demande à la France une intervention de sauvetage », après avoir tenté, sans doute en vain, d’obtenir des prêts bancaires des « pays du Golfe et de la Chine ».
Statue à la coréenne
Et l’ambassadeur d’expliquer pour quelles raisons il déconseille « une aide française massive » si l’on ne formule pas « des exigences très fermes » et « l’ouverture d’un vrai dialogue avec l’opposition ». Car aux « mauvaises décisions économiques », affirme-t-il, s’ajoute un mystère sur « la destination des fonds ».
Mieux, « le président multiplie les voyages planétaires (…) et lance des projets somptuaires telle que la statue géante construite actuellement par les Nord-Coréens, dans un inimitable style Kim Il-sung pour la somme de 14 milliards de FCFA (21,3 millions d’euros). »
Suit cette remarque de l’ambassadeur de France : «Le président Wade et son fils font sentir qu’ils disposent de canaux de communication privilégiés de nature ’privée’ avec le président Sarkozy. » Exact, et Rufin feint d’ignorer que c’est une aimable tradition en « Françafrique ». La preuve : le 18 décembre, à la demande de Sarko, l’Agence française de développement a accordé un prêt à fonds perdus de quelque 300 millions d’euros au Sénégal. Malgré l’avis défavorable de Rufin.
L’ambassadeur se doutait qu’on ne l’écouterait guère. En conclusion de ces deux télégrammes, il avait trempé son styla dans l’acide : « Venir en aide au Sénégal sans lui demander de reformer profondément son système politique reviendrait à fournir à un toxicomane la dose qu’il demande mais qui le conduit un peu plus sûrement vers sa fin. »
Depuis leurs bureaux climatisés dans les capitales africaines, d’autres ambassadeurs de France pourraient, eux aussi, évoquer le comportement des riches chefs d’Etat « drogués » aux crédits venus de Paris ou d’ailleurs. Mais parler ainsi des amis de Sarkozy ne serait pas diplomatiquement correct.
Source : Claude Angeli - Le Canard enchaîné du 24 décembre 2008.