Les avocats de M. Hissène Habré ont donc décidé de boycotter le procès que les « chambres africaines » extraordinaires vont intenter contre l’ancien président tchadien réfugié au Sénégal depuis 23 ans. C’est une décision grave qui, si elle est mise à exécution, aurait de terribles conséquences non seulement sur l’ensemble de la procédure, mais aussi et surtout pour l’image du Sénégal. On s’imagine mal en effet que, pendant ces deux prochaines années, toute l’instruction prenne cette trajectoire linéaire et unilatérale que malheureusement le Procureur Général Mbacké Fall lui a imprimée. En allant à Ndjaména, tel un ardoisier dans une course, reprendre et exposer à Dakar, à grand renfort de publicité, mot pour mot les accusations que le gouvernement tchadien a bien voulu lui dicter, le magistrat sénégalais a gravement biaisé cette phase déterminante du procès.
On sait bien que la logique d’un procureur tel que le dit l’adage, c’est d’accuser, de charger des prévenus sans ménagement. Mais ce qu’on ignorait et que le magistrat Mbacké Fall nous a révélé, c’est comment un homme de droit de ce rang pouvait à ce point obéir aux injonctions d’un ministre de la Justice, Mme Touré en l’occurrence, confortablement installée dans un inextinguible aveuglement : condamner Habré. L’acharnement avec lequel la Garde des Sceaux a géré ce dossier donne en effet la mesure de son engagement à se débarrasser par tous les moyens de ce qu’elle considérait comme un « bâton merdeux » que Wade a « légué » au pouvoir actuel. L’impression est que le président Macky Sall s’est laissé emporter par ce tourbillon agité par son ministre de la Justice dont les liens avec la société civile internationale sont connus de tous. Il y a, de plus, dans l’attitude du ministre, une charge émotive et politique tellement forte que l’organisation de ce procès du président Habré, même dans des conditions totalement scabreuses, équivalait tout simplement à tourner une autre page du régime précédent. C’est là une autre occasion de faire le procès de l’ancien régime. C’est ainsi que, depuis son arrivée au pouvoir en mars 2012, le président Macky Sall a manifesté un appétit gargantuesque à faire le procès de Habré.
Il n’est en effet un secret pour personne que, depuis son avènement, le régime du président Macky Sall s’est donné pour objectif majeur de faire juger Habré et, sans doute, de l’embastiller. Ouvrir les portes des geôles pour ce réfugié de luxe faisait donc partie du calendrier international du Président Macky Sall. Et comme une rengaine, ce thème revenait dans toutes les sorties officielles, en France, aux Etats-Unis, sans doute aussi avec les autorités du Royaume belge, grand animateur de cette cabale.
Habré dans la gueule du loup
Il est vrai que le gouvernement précédent a nagé dans des contradictions de toutes sortes, alternant des positions diverses souvent opposées sur cette affaire. Mieux, ou pis, il avait même entamé la procédure de jugement, allant même jusqu’à mettre en accusation l’ancien dirigeant tchadien et l’interner dans une prison hospitalière. Mais, très vite rattrapé par ses démons opportunistes, et s’accrochant à des préoccupations pécuniaires, le régime de Wade s’est ravisé et a botté en touche. Il a préféré, décision jugée plus sage, de garder le statu quo, en maintenant Habré dans un flou juridique, qui ne l’exonère pas d’un procès éventuel, mais ne le jette pas non plus d’une façon scandaleusement brutale et injuste dans la gueule du loup. S’il est vrai que la surenchère financière de Wade était répugnante, elle pouvait se comprendre aussi comme une manière de retarder un processus et de ne pas céder aux pressions internationales, à celles de la justice belge et des familles de victimes en particulier. Pour si repoussante qu’elle fut et qu’elle est encore, cette attitude a au moins permis de poursuivre le débat et la réflexion sur la faisabilité du procès, mais aussi sur toutes les implications qu’il devait engendrer. Il y a un peu plus de quatre ans, des troupes rebelles venues du Nord avaient fait leur fracassante entrée à Ndjaména et le régime de Déby n’avait que quelques heures pour survivre ou disparaître.
La main noire de Paris
N’eût été l’intervention française, le régime était déjà renversé et le Président Deby contraint à l’errance ou hébergé comme son adversaire Habré à l’exil doré. S’il ne reposait pas sous terre. Quelle orientation aurait pris la procédure de mise en accusation de Habré si Déby avait été alors bouté hors du pouvoir ? Les données de cet imbroglio auraient été encore plus complexes et, probablement, les yeux se seraient forcément tournés vers Deby. A moins que l’action publique internationale le concernant ne se soit éteinte entretemps pour cause de décès. Le sauvetage français a donc changé les paramètres du problème, car Déby est plus que jamais accroché au pouvoir et se donne même le luxe d’orienter les procédures. Procédures qui, de toute manière, le mettent hors de portée tant qu’il est en fonction et peut user à sa guise de la fabuleuse manne pétrolière de son pays. C’est là où l’attitude actuelle du Sénégal nous paraît inconcevable et totalement inadmissible. La nouvelle alternance version 2012 a totalement rallié cette logique hémiplégique refusant de ne regarder que du côté du politiquement correct. Pour ne pas dire du financièrement prodigue. Autrement dit, de n’agir que dans l’intérêt bien compris des puissances tutélaires, la France en l’occurrence, de la Belgique, des Etats-Unis et du Tchad. Pour quelles raisons ? Parce que nous avons beaucoup de respect et de considération pour notre pays et ses dirigeants, nous n’osons pas croire que l’argent, c’est-à-dire les 4 milliards que le Tchad aurait versés au Sénégal (en deux tranches), est la motivation première de notre gouvernement dans cette affaire. S’il est vrai que la première tranche (deux milliards de FCFA) avait été réellement reçue par le régime de Wade et la seconde par le système actuel, il y aurait de quoi croupir dans la honte.
Mais dans ce domaine, les preuves de cette « corruption » ne sont pas établies. La prudence doit donc prévaloir. Ce qui n’empêche pas de penser et de douter… Cette situation mérite bien d’être élucidée ne serait-ce que par une commission parlementaire pour savoir exactement de quoi il en retourne. Dans tous les cas, que peuvent valoir quatre milliards pour un pays comme le Sénégal qui, en dépit de la pauvreté de son sol, justifie d’un niveau de développement qui n’a rien à envier à celui du Tchad ? Bien au contraire, sur beaucoup de secteurs économiques, sociaux et infrastructurels, le Sénégal dépasse de loin le Tchad. Même si, il est vrai, la découverte de pétrole et d’autres richesses minières vient de ragaillardir l’économie de cet immense pays majoritairement désertique en renforçant ses capacités financières et sa tirelire. Mais qu’à cela ne tienne, le Sénégal, par son aura, son image internationale valorisante, le prestige de son histoire, l’honneur de ses hommes, ne peut sous aucun prétexte courber l’échine pour ramasser quelques malheureux pétrodollars et nettoyer les écuries d’Augias pour le Tchad.
Digues éthiques rompues
Hélas, de manière inopportune, le procès de Habré, notamment les conditions dans lesquelles il semble s’orienter, s’apparente à s’y méprendre à un vrai déshonneur pour notre pays. Nous donnons à travers ce procès un mauvais signal à vouloir accomplir des besognes malpropres, en tournant ainsi le dos à ce qui était jusqu’ici la force de nos hommes de droit, l’éthique et la probité. Il suffit simplement d’interroger l’histoire récente de notre pays pour comprendre toute la peine que l’on peut ressentir à voir ces valeurs se déliter. Des Sénégalais, magistrats de renom, Kéba Mbaye, Issac Foster, Andrésia Vaz, Youssou Ndiaye (dans le procès de Bokassa), Abdoulaye Mathurin Diop, Mame Madior Boye et tant d’autres se sont toujours illustrés sur la scène judiciaire internationale pour leur courage et les valeurs éthiques dont il n’ont jamais pu se départir pour mériter et faire mériter au Sénégal le respect et la considération qui correspondent à son rang.
Cet héritage est assurément lourd à porter pour nos gouvernants et notre système judiciaire actuels qui, pourtant, recèlent d’homme de valeur. Accorder de fait à Idriss Deby un blanc seing qui l’exonère de toute poursuite, constitue pour les chambres africaines préfabriquées un forfait, un manque de courage. C’est là une tout autre manière de faillir au devoir de vérité, c’est-à-dire le courage de rechercher la vérité et la dire. Rechercher la vérité, c’est d’abord partir de la présomption d’innocence de Habré, respecter l’autorité de la chose jugée le concernant et éviter d’échafauder tout autre construction juridico-politique pour le charger et le condamner. C’est aussi explorer toutes les possibilités de traquer les responsables, aussi bien chez les donneurs d’ordre que les exécutants, des exactions commises au Tchad durant les années 80. Des responsables parmi lesquels le président Idriss Déby Itno, ancien chef des services de sécurité et patron des pelotons d’exécution dont les sinistres résultats ont été énumérées par le Procureur Mbacké Fall. Pour de tels crimes, Deby ne peut être protégé par une immunité présidentielle. Ou, s’il ne peut être jugé, que sa culpabilité soit au moins établie. L’histoire l’attendra au coin de la rue, car un jour ou un autre il quittera le pouvoir et sera rattrapé par ses crimes.
Cette démarche éthique doit être celle du Sénégal. Et notre pays n’a pas le droit de faillir à ce rendez-vous avec l’Histoire. A soixante dix ans passés, quel intérêt présentera le jugement de Habré ? Est-ce qu’en réalité, le Tchad ne gagnerait pas plus dans une réconciliation nationale à l’instauration de laquelle notre pays pourrait contribuer à la faveur de ses traditions de dialogue et de concertation ? Quel intérêt, demain, le Mali gagnerait-il par exemple à juger Amadou Toumani Touré, s’il retrouve son intégrité, sa paix sociale et son équilibre démocratique ? On peut en dire autant aussi du Tchad, de Madagascar, de l’Egypte en braise, de la Libye… Il ne s’agit point ici de promouvoir l’impunité pour les dictateurs, mais souvent réconciliation sur des cendres et du sang vaut toujours mieux qu’un procès basé sur une justice des vainqueurs, source de rancœurs et de spirales de conflits et de violences. L’Histoire a souvent prouvé qu’une fin douloureuse valait toujours mieux qu’une douleur sans fin.
ALY SAMBA NDIAYE
« Le Témoin » N° 1130 –Hebdomadaire Sénégalais (5 JUILLET 2013)